Pourquoi on ne quitte pas
ses ex |
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On s’aime, on se
quitte… Enfin, presque. Amants, amis, aujourd’hui, la
frontière tend à s’estomper. Peur de la séparation,
de l’abandon…, ou nouvelle conception de l’amour ? |
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Flavia Accorsi |
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J ’ai
voulu que tu saches, que tu conserves ce que j’avais écrit
de nous alors et qui explique peut-être pourquoi, depuis,
nous ne nous sommes jamais vraiment lâchés. Nous
n’avons jamais cessé de nous aimer, depuis plus de deux
décennies, quelle que soit la forme de notre relation.
Cette dernière fait partie de ce que la vie m’a apporté
de riche et je trouve heureux que ceux qui nous entourent
et t’aiment le sachent avec simplicité.
Quelques lignes offertes dans une lettre à l’occasion
de l’anniversaire d’une femme que Pierre a aimé et
aime encore. Différemment. Parce que l’amour,
polymorphe, ne s’éteint pas toujours au moment où les
amants mettent fin à la relation amoureuse. « Nous
sommes en train de réussir notre sortie », a noté
Pierre dans son journal au moment de la rupture. «
Comment ? Deux attitudes simples : un, personne n’est
coupable ; deux, ce n’est pas la fin de nos relations.
Ça paraît simple, mais ça peut buter à tout moment sur
le ressentiment incohérent ou la nostalgie poignante de
l’un des deux. » |
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Réussir
l’amour après l’amour
Aujourd’hui, comme Pierre, de plus en plus d’hommes et
de femmes font le pari de ces relations. Pourtant, il
n’y a pas si longtemps, on ne parlait pas de ses ex, ou
alors furtivement, avec gêne, culpabilité ou une désinvolture
plus ou moins feinte. Désormais, ils ne sont plus bannis
de notre vie comme au temps où le divorce était vécu
comme un épisode honteux et tragique. L’ex a acquis
un véritable statut. On l’évoque avec ses amis, sa
famille, on le présente et on le fréquente ouvertement.
Particularité de notre époque, nous avons plusieurs vies
affectives en une vie. De fait, de cycle en cycle, nous
fabriquons des ex qui continuent la route avec nous, mais
à une place différente. « Les recompositions
familiales d’après divorce ont donné le “la” de
cette tendance, avance la psychanalyste Isabel Korolitski.
Désormais, enfants ou pas, on recompose et on continue à
se voir. On ne rompt plus systématiquement avec ses
amours, on cumule passé et présent. »
Autre singularité de notre temps : la généralisation
dans notre société des relations "potes".
En amour comme au travail, le consensus prime désormais
sur le conflit, la tiédeur des sentiments sur la passion.
« C’est un véritable phénomène de société,
renchérit Robert Gellman, sexologue et directeur de
l’enseignement de sexologie à l’université Paris-V,
à Paris. On a maintenant ses ex comme on a ses amis. Dans
les jeunes générations, l’acte sexuel n’est plus
aussi impliquant qu’autrefois, il n’a plus systématiquement
valeur d’engagement, il a de plus en plus tendance à
appartenir au registre de la camaraderie. D’ailleurs,
beaucoup de mes patients parlent de leur partenaire
sexuelle du moment comme d’“une bonne copine”. »
Aussi, quand la relation sexuelle prend fin, la
relation affective et amicale, elle, se poursuit tout
naturellement. |
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Garder le
meilleur de la relation
Complicité, stimulation intellectuelle, connaissance sans
complaisance de l’autre… Les motivations qui nous
poussent à garder des liens avec nos ex ont toujours à
voir avec le souci de préserver et de continuer à
faire fructifier ce que la relation a produit de meilleur.
« Je ne vois pas pourquoi Mathieu et moi aurions
cessé de nous fréquenter après notre rupture, confie
Armelle, 36 ans, mariée depuis quatre ans et maman
d’une petite fille de deux ans. Cela fait dix-sept ans
que l’on se connaît. Nous avons vécu cinq ans
ensemble, le temps de nos études. Il connaît mon mari,
je connais sa femme, mais nous ne nous fréquentons pas en
couple. Nous avons une complicité et une confiance l’un
dans l’autre à toute épreuve. »
Même évidence tranquille chez Thomas, 38 ans, qui
« recycle ses ex en amies », parce qu’il les
considère comme « les cailloux blancs du Petit
Poucet, des balises précieuses sur le chemin de la vie ».
Sophie, 34 ans, n’imagine pas non plus cesser de fréquenter
Louis : « Il me connaît mieux que moi-même,
il m’avertit des dangers de telle relation ou de tel
projet professionnel, il voit clair dans ma vie. Quant à
moi, je le fais rire, je dédramatise, c’est un angoissé
à la Woody Allen. Nous vieillirons ensemble, ça, c’est
sûr. » |
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S’épargner
l’épreuve du manque
Ne rien laisser derrière soi, ni son enfance ni ses
amours, est également une constante de notre époque.
Pour les psys, le désir de garder ses ex est
l’expression d’une angoisse de séparation, une façon
de refuser la marche inexorable du temps. L’ex, comme
un rocher fiché dans l’océan mouvant de nos relations.
Un repère sécurisant qu’Isabel Korolitski n’hésite
pas à qualifier de "relation doudou". L’ex,
objet transitionnel que l’on ne peut pas quitter.
L’ex, comme Autre toujours présent, figure maternelle
rassurante d’autant plus idéalisée que l’on ne
partage plus le quotidien avec lui.
« J’ai vécu plus de deux ans avec Laurène,
explique Rémi, 41 ans. Nous nous sommes rendu compte
assez vite que la vie commune était impossible entre nous :
beaucoup trop d’incompatibilités. Nous nous sommes séparés
depuis trois ans et les mauvais côtés se sont estompés
pour laisser le meilleur : aujourd’hui, je ne vois
que ses qualités, sa finesse, son humour. »
Nombreux sont aussi ceux qui recyclent leur histoire
d’amour en amitié amoureuse pour repousser le spectre
du vide ou de l’abandon, ils mettent fin à la
relation amoureuse et continuent de se fréquenter pour ne
pas souffrir du manque. « Mais attention, pour
pouvoir reconstruire avec un autre, il faut de la place,
il faut traverser le manque ! », prévient
Isabel Korolitski, qui met en garde contre ceux que l’on
conserve près de soi pour ne jamais connaître la douleur
de la séparation. |
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Explorer de
nouveaux sentiments
Mais rester proche de son ex, c’est aussi, pour de
nombreux hommes et femmes, se donner la possibilité d’explorer
des émotions et des sentiments hors des chemins
strictement balisés du couple et de l’amitié.
Conseiller, confident, âme sœur, parent, amant
potentiel… L’ex que l’on garde acquiert un statut
forcément particulier. « J’ai toujours des
relations privilégiées avec deux de mes ex, confie
Romane, 31 ans. Avec eux, j’apprends le monde des hommes
côté coulisses. On se raconte nos histoires de cœur, on
se conseille. Patrice a quinze ans de plus moi, il
s’occupe de moi comme un père, il me cultive, me sort.
Axel, c’est mon petit frère. On regarde la télé en
mangeant des pizzas, on connaît nos vies par cœur. Avec
l’un, je suis dans la séduction sans sexe ; avec
l’autre, dans la complicité de l’enfance. Je ne
pourrais pas me passer d’eux, je les aime vraiment. »
Jérémie, 43 ans, séducteur impénitent selon ses
propres termes, reconnaît qu’il voit dans ses ex des
« conquêtes toujours possibles » et avoue
qu’il serait malheureux de s’apercevoir un jour
qu’il « ne leur ferait plus aucun effet ».
Rapports charmeurs, propos ambigus, attitudes parfois
provocantes, Jérémie et ses ex ont des relations
« sexy, ludiques et amicales », le sexe n’étant
plus l’enjeu central, il ne reste plus que le plaisir
complice d’une séduction entre « joueurs
consentants ».
Pour Robert Gellman, ne pas rompre avec ses ex est aussi une
façon de garder à portée de main l’album érotique de
sa vie. « Et c’est aussi, notamment pour les
hommes, une façon de stimuler sa libido, poursuit le
sexologue. Soit par l’évocation mentale, soit en
entretenant avec l’autre un petit jeu de séduction érotique. »
« J’aime “chauffer” mes ex pour tester mon
pouvoir, raconte Julie, 28 ans. Ils jouent le jeu,
personne n’est dupe. On échange des petits bisous, on
se frôle, mais ça s’arrête là. » Pour elle,
« recraquer serait inimaginable, car bien trop prise
de tête ». |
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Conjuguer
sexe et amitié
« De temps en temps, on se tient chaud, dit Violette, 33
ans. Ce n’est ni programmé ni vraiment une surprise.
J’ai remis le couvert quatre ou cinq fois en trois ans
avec mon ex, ça correspondait à des périodes de creux,
de vague à l’âme, pour lui comme pour moi. On était
certains de passer un bon moment ensemble, suivi de vraie
tendresse. »
Désir de se rassurer sexuellement, de céder à la
nostalgie du passé, tentation d’aller vérifier
encore une fois que le feu est bien éteint, ou
expression charnelle d’une tendresse profonde, les
motifs de "rechute" avec un ex sont nombreux. Et
les passages à l’acte beaucoup plus fréquents qu’on
ne le croit. « Côté hommes comme côté femmes »,
précise Robert Gellman. Hier encore, les hommes seuls
vivaient « une sexualité de clan » en
recouchant avec leurs ex. Aujourd’hui, de plus en plus
de femmes l’assument. Mais pour les uns comme pour les
autres, une chose est certaine : renouer sexuellement
n’est pas renouer tout court. |
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LA PLACE DU
CONJOINT :
En matière d’ex, il y a deux "clans" de
conjoints :
1) ceux qui opposent un veto définitif
2) et ceux qui acceptent.
Les premiers ont du mal à envisager que leur partenaire
ait aimé avant eux, les seconds ne se sentent pas menacés
par la persistance de liens affectifs incluant un tiers.
Preuve de maturité ou soumission affective ? Pour
les psys, accepter que son conjoint continue à fréquenter
son ex relèverait plutôt du second cas de figure. Pour
deux raisons : celle de ne pas assumer quelque chose
de l’ordre de la jalousie ou celle de sa propre place
dans le couple. Notamment pour les femmes qui, par peur de
passer pour des mégères ou de perdre l’autre,
affirment qu’elles n’ont rien contre le fait que leur
conjoint voit son ex.
Autre explication "psy" : le fantasme
homosexuel. Savoir qu’il y a eu relation sexuelle entre
son conjoint et un tiers permet d’avoir accès en
fantasme à un partenaire de même sexe. |
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TEMOIGNAGE :
Lucie, 37 ans : « Il ne sera jamais mon ami »
Refus du compromis, amour sacralisé, blessure longue à
cicatriser…, pour certains, l’ex ne peut appartenir
qu’au passé. Définitivement. Témoignage d’une irréductible.
« J’ai été passionnément amoureuse de Laurent. Notre
histoire a duré deux ans, il n’était pas libre. Le
soir où nous nous sommes quittés, il m’a dit :
“Laissons passer un peu de temps et restons amis.” Je
n’ai jamais rien entendu de plus affreux. Pour rester
ami, il faut l’avoir été avant ou ne plus avoir de désir
ou être désespéré au point d’accepter de se nourrir
de miettes. Comment peut-on rester amis, quand on aime
encore d’amour ? Pas une seconde, je ne pouvais
m’imaginer dîner avec lui pour parler de tout et de
rien, l’embrasser sur la joue, le quitter en se disant
“à bientôt”.
Quant à laisser passer du temps, pour quoi faire ?
Se retrouver pour plonger dans les regrets, les remords ou
pire dans l’ennui ? Je ne crois pas au recyclage
systématique des relations. Je pense qu’il y a des
amants, des amis et des amours qu’on doit laisser sur le
bord du chemin. Le manque, la douleur, ça enseigne aussi.
C’est pour ça que ce soir-là je lui ai dit : “Moi,
je ne veux plus te revoir.” Ça fait un an que je ne
l’ai pas revu, il ne sera jamais ”mon ami”. » |
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Flavia
Accorsi
décembre 2002
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